GRAND ENTRETIEN / YVAN LABÉJOF / FRANCE ANTILLES
- théâtre MARTINIQUE
- 3 juil. 2014
- 8 min de lecture
Yvan Labéjof : « Je suis toujours dans le monde de Césaire »
France-Antilles Martinique Eric Hersilie-Héloïse
Adams Kwateh
01 juillet 2014

Premier comédien martiniquais à jouer dans la mise en scène de La Tragédie du roi Christophe , en 1964, il est aussi l'un des témoins de la naissance du festival de la ville de Fort-de-France.
Où et quand s'est déroulée votre petite enfance ?
Ma petite enfance s'est déroulée dans une ferme de province, en France, précisément en Sologne où je suis arrivé à l'âge de deux ans. Et, à deux ans, on a aucune perception du monde. C'était une enfance insouciante passée au milieu de la forêt, des étangs et le gibier. Cet environnement a dû forger peu à peu ma sensibilité à la vie de la terre tant humaine qu'animale.
Vous êtes « monté » très tôt à Paris. Le cours de votre vie a-t-il alors changé?
Effectivement, à 14 ans, je suis revenu à Paris. C'est là que j'ai découvert mes contemporains, c'est-à-dire la planète entière, différente de ce que je connaissais de la Sologne.
Le monde était en ébullition où tout semblait possible. Nous étions dans l'après-guerre en France, mais la guerre se poursuivait en Indochine, en Algérie par la même France. Paradoxalement, cette France se reconstruisait autour des valeurs de mécontentement social.
Mon cercle de fréquentation était le monde ouvrier. Il y avait même une «aristocratie ouvrière» qui comprenait toutes les professions, de l'employé à l'intellectuel. La condition des démunis et des oubliés a pu laisser sur moi une empreinte qui sera déterminante dans mon travail.
Car déjà, je donnais des représentations sous forme de sketchs humoristiques et de spectacles visuels. Je me produisais aussi dans les cabarets de la Rive gauche où j'ai connu Pierre Perret, Jean Ferrat, Léo Ferré, Barbara. J'ai fait des tournées avec eux qui m'ont conduit sur les scènes les plus célèbres, notamment Bobino et L'Olympia. Ces expériences ont abouti au disque Lâcher les chiens , un clin d'oeil à la fois à Césaire, au Sud-africain Athol Fugard et à la lutte du mouvement des Blacks Panthers aux Etats-Unis.
Le disque avait reçu le prix de l'humour noir en 1969.

Donc au moment où vous avez rencontré les textes de Césaire, aviez-vous trouvé votre vocation d'artiste ?
Les circonstances dans lesquelles j'ai rencontré les textes de Césaire, au milieu des années 1950, sont insolites. C'était au café avec des copains africains qui s'échangeaient des textes d'Aimé Césaire sur des petits bouts de papiers. J'en ai lu. J'avais à peine 15 ans. Cette poésie me chavirait, je sentais sa force!
A l'époque, je n'avais pas de vécu martiniquais : j'ignorais même que Césaire était maire de Fort-de-France et député. Je ne le découvris que plus tard. Très tôt donc, j'ai senti que sa poésie était la restitution vivace de peuples déshumanisés, d'une Afrique spoliée. Si sa poésie est esthétique et lyrique, elle est en même temps prophétique. Une telle dimension ne peut que forger une conscience.

Du coup, vous êtes le témoin privilégié de la première mise en scène et diffusion de la Tragédie du roi Christophe au milieu des années soixante. Quels souvenirs en gardez-vous?
Cette première mise en scène est l'histoire d'une rencontre de deux hommes, Aimé-Césaire et Jean-Marie Serreau, qui ont produit un vrai big bang sur la scène du théâtre dramatique parisienne. Car la première mise en scène de La Tragédie du roi Christophe a été faite dans des conditions extrêmement difficiles.
D'une part, il fallait trouver l'argent et le lieu pour la jouer ; d'autre part réunir les hommes pour la porter. Car le projet initial de Jean-Marie Serreau comportait 25 personnes acteurs et techniciens compris, donc un financement important.
Et c'est en Allemagne qu'il va trouver l'argent par le biais d'une société de production : Europa-Studio. La pièce est programmée au festival international de Salzbourg en Autriche, seulement voilà, Europa-Studio était à l'époque dirigée par un ancien néonazi.
Il a fallu attendre l'année suivante pour remettre en chantier la mise en scène de La Tragédie du roi Christophe en France, grâce aux Amis du roi Christophe, une association qui regroupait des intellectuels dont Michel Leiris, Jean-Paul Sartre, Picasso, Jean-Louis Barrault et bien d'autres. Après le théâtre de l'Odéon, la pièce a été jouée au premier festival des arts nègres à Dakar, en 1966.

Avez-vous poursuivi votre carrière au théâtre avec d'autres pièces de Césaire ?
Oui, avec Serreau, nous avons monté Une saison au Congo, avec Bachir Touré dans le rôle de Patrice Lumumba. Pour cette pièce, un compagnon de cellule de Patrice Lumumba était sur scène.
A suivi aussi Une Tempête écrite en une soirée par Aimé Césaire. Il a monté également d'autres auteurs : Bertold Brecht, Bernard Dadié, Samuel Beckett, Ionesco, Kateb Yacine, René Depestre...
Je dirais que Serreau révélait les dramaturges de son époque et qu'il était avec Césaire dans le même magma de pensée créative. Ils surprenaient l'événement et le transformaient en décision. Il est à constater que lorsque Jean-Marie Serreau décédera, Césaire n'écrira plus de pièce.
Ma chance est d'avoir rencontré et travaillé avec ces êtres aussi exceptionnels. Jusqu'à ce jour, je suis toujours dans le monde de Césaire.
A quel moment êtes-vous revenu en Martinique ?
Dans un premier temps, j'avais fait un ou deux voyages à titre personnel. L'occasion de me fixer en Martinique s'est présentée en 1970 à l'invitation de Marcel Manville et de l'association REA (Regroupement des émigrés antillais) dont il était le président. Cette venue se situait dans le cadre de la Convention du Morne-Rouge et Manville tenait à faire connaître Jean-Marie Serreau au public martiniquais.
Donc, nous avons joué L'Exception est la règle de Bertolt Brecht au parc Galliéni, l'actuel parc Aimé-Césaire qui venait d'être acheté par la ville de Fort-de-France. Le public était ravi!
A notre présence, l'idée de créer un festival a été évoquée par Serreau, Manville, Césaire et Pierre Aliker. Ainsi, en 1972, naquit la première édition du festival de Fort-de-France pour laquelle j'ai présenté Une Tempête d'Aimé Césaire avec une mise en scène s'inscrivant dans une tradition de l'oralité des mornes, car j'avais fait intervenir des gens du monde du bèlè : Simeline Rangon ou Génius Marie-Sainte dit « Galfétè » . De grands noms étaient au rendez-vous de la même édition : Jean-Marie Serreau avec Homme pour Homme de Brecht, l'Algérien Boudjéma Bouhada La Terre battue et Ariane Mnouchkine 1789.
Un retour symbolique pour le Nègre de France, comme vous vous définissez? Le retour?
Non, une venue sur une terre que je sentais mienne, car mes racines sont ici. Et l'occasion était propice car Césaire souhaitait créer la fête avec le festival annuel pour toute la Martinique avec la musique, la danse, les arts plastiques et le théâtre.
Pour preuve, la première édition était décentralisée dans d'autres communes accueillantes. Depuis cette époque, l'idée de formation au théâtre césairien m'a toujours animé. C'est l'une des raisons pour laquelle j'ai participé à la création de l'Institut supérieur du théâtre et de la danse en 2006. Mais ce fut un échec.
Vous avez été aussi un précurseur dans la création des œuvres d'auteurs antillais. Quelle expérience en tirez-vous?
Le tout premier jeune auteur a été Patrick Chamoiseau, à qui j'ai demandé d'adapter pour le théâtre le roman La Mulâtresse Solitude d'André Schwarz-Bart. Et c'est devenu Solitude la Mulâtresse. Au demeurant, Patrick Chamoiseau qui n'avait qu'une vingtaine d'années et n'était pas homme de théâtre, a réussi une adaptation d'une justesse remarquable au point que l'auteur du roman a félicité la pièce. Nous l'avons jouée en Martinique, puis dans le nord de la France, en Avignon et à Chaillot dans la salle Gémier. J'ai fait aussi une adaptation de Black Label de Léon Gontran Damas, Grand Hôtel de Vincent Placoly et Les Indes Ô Sel noir, tiré des Indes d'Edouard Glissant.
L'absence d'une institution dédiée au théâtre n'est-elle pas un frein à vos projets?
Certes, la question de l'institution est essentielle, mais elle n'est pas d'actualité pour l'instant. Et pour cause! Nous n'avons pas suffisamment d'écho venant du public.
Pour cela, il faut que l'acteur joue toujours pour qu'il s'améliore, même s'il n'y a pas de spectateurs. Car il doit en créer dans son imaginaire, à l'exemple d'un pianiste ou un violoniste qui consacrent des heures à une composition.
Effectivement, nous sommes confrontés à l'absence d'un centre dramatique depuis la disparition de celui qui avait été mis en place grâce à Césaire.
Je parlerais aussi de la question de pérenniser les manifestations culturelles, car même le festival de Fort-de-France n'échappe pas au manque de moyens financiers. Cependant, je reste optimiste quant à l'avenir, notamment pour ce qui concerne le projet du Grand Saint-Pierre pour lequel toute la Martinique est gagnante. Donc il ne faut le cantonner au seul Saint-Pierre.
Quel type de projet souhaiteriez-vous pour la Martinique?
Avant tout, il faut que la Martinique cesse d'être locataire de ses propres terres, car on met du béton partout, y compris sur les espaces agricoles. Je suis partisan de l'agrandissement des villes par leur périphérie, au lieu des implantations sur des terres utiles.
Et c'est pour cela que j'attends beaucoup de la collectivité unique : elle ne doit pas être la vision unique d'un parti, ni une vision utopique d'un seul groupe. Que vivent les mangroves!
BIO EXPRESS
Né à Paris le 21 janvier 1938.
1940-1952 : vit en Sologne.
1964 : joue le rôle de Pétion dans La Tragédie du roi Christophe d'Aimé Césaire, dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau.
1966 : participe au premier Festival des arts nègres à Dakar.
1971 : participe au premier Festival de la ville de For t-de-France.
1972 : il créé sa compagnie Théâtre Fer de lance.
1976 : La Mulâtresse Solitude adaptation de Patrick Chamoiseau.
2007 : Chevalier des arts et des lettres.
2008 : président du jury du Prix Jean-Philippe Matime du documentaire de Martinique.

IMAGE - Avec l'inventeur de théâtre Jean-Marie Serreau et Yvan Labéjof.
L'un inventa l'autre au théâtre avec tout le poids politique et culturel de la dramaturgie césairienne. Mais pas seulement : le porteur du théâtre de Césaire sur la scène européenne et mondiale a révélé de très nombreux comédiens africains et caribéens dans des pièces de l'Allemand Berthold Brecht, l'Algérien Kateb Yacine ou le Haïtien René Depestre...
PORTRAIT
Le destin d'une voix
Au soir de sa vie, sur la terrasse de sa maison créole de la banlieue foyalaise, Yvan Labéjof se remémore. A haute voix, comme il se doit au théâtre. Les anecdotes se multipliant comme les souffles d'une longue geste.
Celles par exemple d'un passé identitaire troublé. Négropolitain ? "Je refuse que l'on m'octroie cette dénomination" , tonne l'homme de théâtre. "Négro-politain veut dire nègre de culture créole élevé en France. Moi je n'étais qu'un nègre en Europe, car je n'ai pas eu de culture antillaise."
A mots couverts, cet écorché vif exprime ses souffrances décuplées. Douleur de ne pas connaître sa mère disparue alors qu'il avait moins de deux ans ; douleur de faire partie avant l'heure de ce que l'on nommera plus tard « minorité visible » .
Et vers qui se retourner, dans cet immédiat après-guerre? Même si elle vient d'avoir le statut de département, la Martinique est pour tous une colonie. Il n'est qu'un jeune adolescent, mais déjà Yvan Labéjof est un précurseur malgré lui. Alors, il voyage.
Et quel est le meilleur moyen de voir du pays ? Devenir saltimbanque? Yvan Labéjof débutera dans la vie comme prestidigitateur. Illusionniste. Ce sera d'ailleurs le premier métier salarié qu'il exercera durant des années. "Ici, vous êtes les premiers à qui je parle de mon ancien métier" , confesse-t-il.
Un welto - « ou wèy ou pa wèy » , cet illusionnisme de la culture bèlè - qui prendra fin avec la rencontre de ce qui sera sa famille : le théâtre et la Négritude. Ou si l'on préfère Jean-Marie Serreau et Aimé Césaire ; les deux se « syncrétisant ».
LE JOUR OÙ TOUT A BASCULÉ
Avant cela, l'artiste mènera une carrière théâtrale européenne confortable. "Je n'étais pas l'intermittent courant le cachet ; surtout qu'à l'époque il n'y avait pas encore de lois sociales pour les artistes. Mais je travaillais bien."
Mais le destin avait sûrement prévu qu'il devait passer le restant de sa vie ici. Car, comment expliquer ce grave accident de voiture lors d'un tournage en Martinique? Et cette longue immobilisation qui le contraint à trouver du travail?
Sans parler de cette « bifurcation » de carrière qui l'amène à intégrer RFO radio. Lui, l'homme de scène, en radio!Le destin, toujours lui, fera pourtant que le public martiniquais ne retiendra de lui que cette voix inimitable et cette culture radiophonique immense.
Comments